Je m’appelle Dora Weissmann épouse Weinberger.
Je suis née le 25 juin 1931 à Gelsenkirchen en Allemagne où nous avons vécu jusqu’en 1933.

Ma mère aussi est née en Allemagne à Cologne en 1907 (elle vit encore dans une maison de retraite à Ramat-Gan).
Mon père est né en Pologne en 1900 et décédé à Metz en 1946.

1933 : mon père décida de quitter l’Allemagne car la situation pour les Juifs devient critique et dangereuse.
Un frère de mon père vivait à Metz en France (Lorraine) et nous sommes donc partis le rejoindre.

Ma sœur Hilda est née en 1935 à Metz.
En 1939, une grande partie des familles juives de Lorraine sont évacuées.
Nous sommes arrivés à Angoulême en Charente.

La vie était au début presque normale, nous avions loué un appartement, mon père a trouvé du travail, ma mère faisait de la couture à domicile, j’allais au lycée et ma sœur à la maternelle.
Puis, soudain, à l’arrivée des Allemands, tout a changé : nous vivions sous l’occupation allemande avec chaque jour d’autres « avis », d’autres ordonnances, dans la crainte et la peur des rafles et des arrestations.

La HUITIÈME ordonnance en juin 1942 a bouleversé notre vie.
Nous étions obligés de porter l’étoile jaune.
Ma mère me l’a cousue sur un petit boléro que je portais sur toutes mes petites robes d’été.

À l’école, le premier jour, certaines jeunes filles juives essayaient de la cacher.
En classe, j’étais toujours assise au deuxième rang, à côté d’une petite française non juive.
L’institutrice m’a ordonné d’aller « me mettre au fond de la classe » avec les autres petites étoilées.
J’avais 11 ans, je n’ai pas très bien compris ce qui se passait, mes camarades ne me parlaient plus.
J’étais malheureuse.
Mais il fallait à tout prix que j’obtienne de bonnes notes pour passer en sixième.

Nouvelle ordonnance.
Nous n’avions plus le droit d’aller dans les endroits publics comme la piscine, les parcs, les cinémas ou la bibliothèque municipale.
Tout nous était interdit, c’était horrible.

Un jeudi, je suis allée à la bibliothèque, comme tous les jeudis, et la bibliothécaire qui me connaissait bien m’a dit d’un ton sec que je n’avais plus le droit d’emprunter des livres.
Je suis sortie en larmes et très humiliée, me demandant :

POURQUOI ? Qu’est-ce que j’avais fait de mal ?

Un autre jour, je me souviens, je suis entrée dans une papeterie, en portant mon « boléro étoilé », où un officier allemand discutait l’achat d’un stylo avec le patron du magasin.
L’officier ne parlait que l’allemand et le patron du magasin que le français.
Donc, aucune compréhension entre les deux personnes.
Comme je parlais couramment les deux langues, je suis intervenue.
L’officier allemand, étonné, m’a regardée, il a vu mon boléro étoilé et m’a dit en allemand :
« Merci ma petite, mais sauve-toi bien vite. »
Le patron français, lui aussi, m’a dit :
« Ma petite, rentre vite chez toi, c’est dangereux. »

En rentrant à la maison, dans la rue, j’ai vu des gens qu’on arrêtait et qu’on engouffrait dans des camions.
C’était en juillet 1942.
Une période de terreur a commencé, des rafles et des arrestations sans fin.

Mon père, averti par un employé de la préfecture qu’il était sur la prochaine liste d’arrestation, a décidé qu’il fallait coûte que coûte quitter Angoulême pour passer en zone libre.

Le jour même, ma petite sœur Hilda, âgée de 6 ans, est confiée à une jeune femme qui pouvait passer librement de la zone occupée en zone libre.

Nous, mon père, ma mère et moi, nous avons réussi à passer la ligne de démarcation cachés dans le réservoir d’eau d’une locomotive grâce à des cheminots qui faisaient passer des Juifs en zone libre.

Arrivés à Limoges, sans carte d’identité, sans carte d’alimentation, il a fallu trouver un endroit moins dangereux.
Nous sommes arrivés à Lectoure, une petite ville dans le Gers.
Le sud de la France, à cette époque, n’était pas encore occupé.

Nous avons trouvé une petite maison, dépourvue d’eau, d’électricité, sans toilette ni meubles.
Mais on ne portait plus l’étoile jaune.
On pensait être sauvés.

Je suis allée à l’école.
Mon nom étant Dora Weissmann, à connotation allemande, on m’a traitée de « sale boche ».
J’ai essayé d’expliquer que je n’étais pas « boche », qu’au contraire, nous avions fui les Allemands car nous sommes Juifs.
À la récréation, on m’a traitée de « sale juif » en me disant :
« Ah, si tu es juive, c’est toi qui as tué le petit Jésus. »
Plusieurs garçons m’ont battue.
Je me demandais toujours pourquoi ?
Est-ce que c’est un crime d’être Juif ?

Un matin, deux gendarmes français ont frappé à la porte.
Ils voulaient arrêter mon père, qui, en entendant frapper, s’est caché dans le grenier.
Les gendarmes n’ont pas fait de perquisition, n’ont pas fait de zèle.
Ils ont dit qu’ils reviendraient le lendemain.

Le soir même, mon père a été caché par le prêtre de l’église pendant huit jours dans le clocher.
C’est ainsi qu’il a été sauvé d’une déportation certaine, car ce jour-là — juillet 1942 — plusieurs jeunes gens et pères de famille ont été arrêtés, transférés à Drancy puis envoyés vers les camps de la mort.

Suite à toutes ces arrestations, ma sœur et moi avons été séparées de nos parents et placées, sans doute par l’OSE, d’abord dans une famille d’accueil à Toulouse puis dans un home d’enfants à Aspet en Haute-Garonne.
Séparation très douloureuse pour deux petites filles.
Nous étions dans un état de santé extrêmement faible, avec des plaies aux jambes et aux bras, pleines de poux.

Ma mère a réussi à nous retrouver quelques mois plus tard et, en septembre 1943, toute la famille, nous sommes passés illégalement en Suisse grâce à la falsification de la date de naissance de ma sœur.
La Suisse ne refoulait pas les familles avec des enfants en bas âge.

Mes parents et ma sœur ont été internés dans un camp de réfugiés à Morgins, où ils vivaient sous la menace d’être refoulés d’un moment à l’autre par la chef du camp.
Quant à moi, j’ai été placée dans le home d’enfants ASCHER à Bex-les-Bains.
Je souffrais de la faim, mais nous, les enfants, n’étions pas en danger.

Nous sommes restés en Suisse jusqu’à la fin de la guerre.

En 1946, nous sommes retournés à Metz.
La vie a repris presque son cours normal, mais quelques mois plus tard, mon père est mort d’un cancer.

La famille de ma mère, son père et une sœur avec famille, vivaient en Palestine.
Ma mère a donc décidé de faire son aliya.
Pour moi, bien que sioniste, cette décision était difficile : j’avais repris mes études au lycée, je m’étais fait des amies, je voulais recommencer une vie normale en France.
Mais… nous avons fait toutes les démarches pour « monter » en Palestine.

Nous sommes arrivées, ma mère, ma jeune sœur et moi, le 31 décembre 1947, et nous nous sommes installées à Bne-Berak où vivait la famille de ma mère.

Notre intégration a été difficile et lente.
La guerre d’indépendance a eu lieu : de nouveau une guerre, nous venions à peine d’en sortir d’une de 4-5 ans.
Nous ne parlions pas un mot d’hébreu.
J’étais frustrée car je ne comprenais rien et je pouvais à peine lire.

Ma mère a ouvert un magasin de corsets.
Elle avait appris le métier de corsetière pendant la guerre en Suisse, puis en France.
Elle faisait souvent le voyage de Metz à Paris où elle suivait une formation professionnelle organisée par l’ORT.
C’est ainsi qu’elle a pu gagner sa vie et subvenir à nos besoins.

Elle s’est remariée plus tard, puis s’est retrouvée veuve à nouveau.

Moi, je me suis mariée en 1949.
Dès que mes deux enfants ont grandi, j’ai repris mes études au département de français à l’Université de Bar-Ilan.
Puis j’ai obtenu une licence.
J’ai enseigné le français dans des lycées pendant 30 ans.

Au cours des années cinquante, on a commencé à parler de « réparations allemandes ».
J’avais de suite un sentiment de révolte : je ne voulais rien de ces « boches » qui avaient perturbé mon enfance.
Mais mon mari, lui aussi d’origine allemande, m’a convaincue car nous avions besoin d’argent.
Moralement, cela m’a rendue malade d’accepter cet argent.
Je ne vais jamais en Allemagne et quand, par hasard, je rencontre des Allemands en Israël, j’évite tant que possible de parler l’allemand.
Cependant, je dois avouer que maintenant, en tant que retraités, cette subvention nous aide beaucoup.

En 1961, le procès Eichmann a eu lieu à Jérusalem.
Je ne savais pas encore, à cette époque-là, ce qui s’était réellement passé en Pologne.
J’ai assisté à de nombreuses audiences et c’est ainsi que j’ai découvert la Shoah proprement dite.

Je pense que les Israéliens n’étaient pas conscients de ce qui s’était vraiment passé en Europe et ne connaissaient pas l’engrenage de l’extermination systématique des Juifs européens.
Pour eux, une telle tragédie était impossible à concevoir, en particulier pour celui qui a été soldat dans Tsahal, où l’image du héros était primordiale.
Comment les Juifs d’Europe avaient-ils pu se laisser conduire à l’abattoir ?
Ce procès le leur a montré.

Pourquoi avons-nous accepté de porter l’étoile jaune ?
Ce concept même, ils ne le comprenaient pas.

Mon histoire personnelle d’enfant cachée, par exemple, n’avait rien de comparable avec toute l’horreur des camps de concentration.
C’est pourquoi, pendant de longues années, je n’ai pas parlé, je n’ai rien raconté.

Six ans plus tard, c’est la guerre des Six Jours.
J’ai eu de nouveau très peur, mon mari mobilisé, je suis restée seule avec deux enfants.
Porter des masques à gaz m’a de nouveau traumatisée.
Je me suis revue en France à Angoulême, mais cette fois-ci responsable de deux jeunes enfants.
Une angoisse terrible m’a étreinte, mais à aucun moment je n’ai pensé à un risque d’extermination : j’avais une confiance totale en Tsahal, en notre armée.

Heureusement, en quelques jours, la guerre s’est terminée, mon mari démobilisé.
Les épiceries dévalisées se réapprovisionnent.

En fait, depuis la guerre 39-45, j’ai une obsession permanente : avoir le plein de nourriture à la maison.

La vie au kibboutz ne m’a jamais attirée.
Certes, le kibboutz donne une notion d’espace et de liberté appréciable, mais j’ai toujours préféré la ville.

La langue hébraïque n’a pas été pour moi un vecteur identitaire.
J’ai eu, au début, beaucoup de difficultés à m’intégrer socialement.
À la maison, mon mari et moi parlions allemand, puis c’est avec mes enfants que j’ai commencé à apprendre et à parler hébreu.
À l’extérieur, en raison de mon métier de prof de français, je continuais à parler le français, toujours attachée à la culture française.

Puis lentement, grâce à ma famille, à mes élèves et à mes collègues israéliens, j’ai laissé de côté la nostalgie de la France et me suis complètement intégrée à la société israélienne.

J’ai donc travaillé dans le système scolaire israélien jusqu’en 1999.
C’est en prenant ma retraite que je me suis jointe à l’Association Aloumim comme enfant cachée.

Je suis, depuis le début des années 2000, responsable du Projet Éducatif de l’association :
l’enseignement de l’Histoire de la Shoah en France dans les établissements israéliens.

C’est en partenariat avec Yad Vashem et avec le soutien financier de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah que nous prenons contact avec des écoles, des professeurs et des lycéens pour faire des recherches sur ce qui s’est passé en France pendant les années de guerre.

Le travail de mémoire est pour moi primordial.